Le Moment, Janvier 1940 (Année 8, no. 1450-1472)

1940-01-29 / no. 1471

lundi 29 janvier 1940 T e M o m e n~ MATEIU ION CARAGIALE SI l’oeuvre de Mateiu Caragiale et sa manière de sentir font la préccupation constante de quel­ques rares amateurs de littérature noble et fière, l’anniversaire de sa mort offre l’occasion d’entretenir le lecteur de ce reclus volontaire et dédaigneux dont s’honorent grandement les lettres roumaines, et de lui faire part de quelques réflexions suscitées par la compa­raison entre ses écrits et ceux de glorieux écrivains étrangers aux­quels d'aucuns tentèrent d’accoler eon nom. Surgi miraculeusement, solitaire et hautain, à une époque où l’abon­dance de la production littéraire s’accompagnait de certain nivelle­ment de l’esprit, pour lui trouver une ascendance spirituelle, on est allé la lui chercher parmi les écri­vains d’une singulière valeur. A son propos avaient été cités les noms de Poë, de Villiers de l’Isle Adam et du Connétable, c'est Bar­bey d’Aurevilly que je veux dire. Est-ce à tort ou à raison ? S’il diffère de l’un parce que sa pensée encline à la rêverie n’alla jamais s’égarer dans les parages du merveilleux scientifique; de l’autre parce qu’il ne sonda jamais le mystère du sur humain; du dernier enfin parce qu’il incar­na mieux que ce descendant des Bourbons le dédain de la mesquine contemporanéité, l’attri­bution de cette famille d’élection s’explique d’une autre manière. Pour les raffinés, ces trois noms que je viens de citer, d’après plu­sieurs de nos écrivains et critiques •— incarnent la noblesse authenti­que en même temps que la plus haute, celle qui, détachée de la terre que foule le commun des hommes, s’est mise en route pour ailleurs. Ce n’était donc pas pour chercher des ressemblances de for­me, mais pour reconnaître cette é­­lévation de l’esprit qu’on a mis au même rang celui de Mateiu Ion Ca­ragiale. Et en effet, on ne saurait lui imaginer, au premier abord, d’autre famille spirituelle. Pourtant, en fait de fréquenta­tions livresques, on en est réduit aux suppositions. Il n’eut pas de li­vres à lui, une „librairy” person­nelle. La vestale du temple solitai­re qu’est sa veuve, nous confia qu’il allait lire à Y Académie. Etait.ee pour mieux se soustrai­re aux hommes? était-ce par raf­finement d’ascèse laïque? était-ce dédain? — (Dans le salon aux im­menses glaces où se mirent les flambeaux aux innombrables bran­ches et quelques rares meubles précieux et désuets —- on pense respirer l’air des salons de Pantazi, de la discète et silencieuse strada Model — tout parle de lui qui sem­ble se dérober à dessein ainsi qu’au plaisir même de les possé­der) — On est bien tenté de le supposer. Il nous revient à la mé. moire cos êtres étranges qu’il peint dans les „Craii de Curte Ve­che“, Pantazi et aussi Pasadia Ma­­gureano, amoureux de beauté, d’harmonie et qui cependant se re­fusent au plaisir de posséder en propre quoi que ce soit, pour mieux échapper peut-être à toute emprise. Pasadia, le magnifique et hautain convive des nuits de dé* bauche, raffiné et disert, ne fit-il pas détruire à l’heure de sa mort une magnifique oeuvre personnelle, pour la soustraire aux gens? — Et Pantazi le voluptueux ne loge-t-il pas dans dss chambres gu quoique somptueuses et ne sembi 5 t—il p&s respirer lorsque k soit tranche les liens qui l’attachaient à sa frêle fiancée — enfant? — (Sur le guéridon d’acajou du sa. Ion Caragiale, une romantique „Physiologie du Poète” et ,.L’art de connoistre les Hommes” du Sieur de la Chambre, parés de l’é­clat doux des objets familiers, trahissent seuls une présence que la mort n’a pas abolie). A qui donc rattacher le hau­tain, le solitaire, le dissimulé lorsqu’on ne saurait plus résister à Ja tentation de lui assigner sa place parmi .les princes du verbe et de l'image, puisqu'il dédaigne jus­qu’au plaisir de nous égarer sur ce point et, alors que nous lui de­mandons passionnément la confes­sion d’un sentiment, il se plait pour toute réponse de nous éblouir d’i. mages et d’histoires, éclatantes de couleur comme les émaux, précieu­ses comme les gemmes, fouillées, touffues, riches à vous donner te vertige, pittoresques à vous étour­dir. Et on se laisse entraîner, par­ce qu’on ne saurait résister à la magie de son art incomparable et quintessencié. On se laisse si bien étourdir qu’alors même que le magicien se permet une seule fois seulement ce que — faute de trouver un ter­me moins inconvenant — j’appel­lerai un cri du coeur, on n’y prend pas garde, on estime que c’est une fiction de plus et non la plus pit­toresque. C’est par un précieux hasard -w ou bien dirai-je une grâce qui rn’é­chut — que je trouvai cette page où le discret et le hautain, à la faveur du masque à jamais mis, se laisse aller à cette demi.confes­­sion. Oyez plutôt : 1ambia Si lourd Je crépuscule h Y horizon sanglant Qu'au parc, sous les tilleuls en fleurs qui gémissent tout bas D’épaisses vagues de miel s’agglutinent embaumantes, — Si lourd est le silence de pourpre noyé Qu’en moi je seps l'inconnu confusément pleurer. En mon coeur mélancoliquement frémissent D’incomprises nostalgies, tandis que s'assoupit Mon moi diurne, à sa place surgissent Des âmes de jadis, moult fie res, moult nobles Confessant violemment de pathétiques passions. Leur chimérique histoire majestueuse se dévide Sous le sombre murumre dans te lointain Ma nostalgique pensée vagabonde à sa guise Triste infiniment. se perd et se confond Dans la mêlée bleue des rêveries mystiques.... Des cruelles entraves qui encore m'enchaînent A Thumaine nature peu à peu je m'échappe Serein enfin, mon esprit va pénétrer, — Amer dégoût, — la vanité tout entière de la vie Et libre, étranger à ce qui est humain Il êciot, prend des aile$> noblement 11 s’élance Hardi, grave, plus haut, toujours plus haut En proie à la fièvre qui grièvement me tourmente Je renais tel je fus jadis, celui qu’enchante La solitude seule, mais solitaire, pourtant Je ne suis. Car si en rêvant, près de Teau je m'assieds Et contemple Tonde assoupie dessus le sable lisse, Les tempes dans les mains et que dans Tömbre j’attends Que doucement ,lentement, le jour â la nuit s’unisse Dans le miroir fluide, tout contre mon visage. Sous le crêpe transparent, surgit à mes cétés Un mystérieux fantôme... Son profond regard A travers les larmes brûlant, sur moi s’attache Et sa voix frémit, chuchote, timidement implore Longuement ce fantôme tentateur m’a poursuivi Son doux blâme jamais n’a de cesse: — Pourquoi froidement t’insurger contre la nature; »JPourquoi laisser périr en ton âme toute beauté »,Immoler la belle jeunesse â la stérile fierté? JPrends garde elle s'évanouit et jamais ne revient. „Tente donc d’adoucir le fauve penchant *,Tandis qu’il en est temps encore, reviens, n'hésite plus „Le salut c'est la foi, Tespérance, Tamour, „Par eux seuls on atteint au fugace bonheur, fourbe toi sous leur loi, point ne t’en repentiras...* Cünf, dis-je, je chéris mieux ma souffrance ,,Grâce à elle Tesprit s'élève à la sagesse, „Peu me chaut de souffrir, si je souffre en silence „Sans murmure• sans blasphème• sans implorer clémence ,£i je ne me fie à personne et n’ai foi en rien ! „L’amour est escfavege; avilissante la trahison; eL’espoir? mais que me reste t-il donc à espérer? ,,De même que dans Timpiété je vis sans la foi ,,Mourir je saurai sans vains regrets „Et mon heure dernière encore dédaignerai, ,»Qu’elle arrive donc bien vite, m’apportant Têternel „Soulas, et je T accueillerai ferme et silencieux, ».Pour mieux me défendre contre T attendrissement „Je chasserai la souvenance. l’oubli appellerai „Pour bercer la fin, début du grand calme. „Car ma païenne fierté ns connut pas de bornes, ,JHors elle je n’e.us jamais rien de sacré, ».C'est par elle que je vengeai toute une race „Et sous son égide vaillamment je m’engage •JSur Tâpre voie du sombre tombeau... ,£i jamais tu tentes d’illusions stériles JM a sérénité, désormais ce sera vain effort... JFuis donc, et en la paix nocturne rends-moi la volupté ,X>‘être seul tout à fait, rends-moi la solitude”... Bien tard la voix légère s’éteint, tandis. Que pâlissant à mesure. T étrange revenant Lentement se fPnd dang liiè'êanx argentées, ’’ Et que, pâle et terne, Taube rougoie à T horizon;,, La brise matinale ranime la feuillée Eparpillant le charme de mes jardins déserts. Les vers ne valent pas unique­­ment par leur beauté, romantique et un peu guindée, la magie incan­tatrice d’une langue sans pareille, riche et si harmonieuse qu’il fau drait une maîtrise égale à celle de l’auteur même pour rendre l’ar­­cbaique saveur de l’original ; ils ont pardessus tout le mérite de nous faire pénétrer dans le Très Saint d'une sensibilité jalousement gar­dée. Et là, il me revient soudain par analogie, certain entretien que Paul Gsell eut avec Rodin, au sujet du mouvement qui anime les vi­vantes figures du grand sculpteur; ce mouvement partait d’en bas, pour se développer en montant, de sorte que chaque statue paraissait non point figée sur le socle, mais un être vivant en pleine animation. Ce mouvement ,il nous semble le voir se déployer progressivement du père au fils, chez les Caragiale, car Matei Caragiale ne procède ni de Poe, ni de Villiers de l’Isle A- dam, ni de Barbay d'Aurevilly. C'est simplement Caragiale. à un autre potentiel. Précisons. Les ressemblances et l'affinité de goûts ressortent de leur oeuvr. Souvenons-nous simplement de quelques contes traduits par Ion Luca Caragiale: „Un fût d’Amon­tillado” et ,.Le curieux puni”, ainsi que les deux nouvelles ..Faclia de Pásti” et „La hanul lui Manjoala“ qui décèlent chez le père çe goût du fantastique et du pittoresque, voire même de l’étrange. Ces pré­férences, aggravés par le goût de la charge çrnelle (voir Gore Pargu, Raselica Nachm anson et les Arno­­teni des ,,Craii de Curte Veche“) nous les retrouvons chez Matei Ion Caragiale. Mais si l’homme puis­sant et sensible réagit contre les travers d'une société par la satire, celui qui a trop souffert de sa mes quinerie pour en rire, ne sait plus que s'en détourner, et la sensibili­té meurtrie le porte à la „Welt­flucht“. à rechercher Tanywhere out of the world. Et puisque .pour Matei Caragia te, le beau temps était celui où il ne f’éfnit pu.- • ! heurté aux gens du dehors, cet anywhere est ou nce duP.asse simplment le passé: passé loin­tain, où la morgue dont il s'accuse trouve à se satisfaire dans révoca­tion d'un fabuleux passé de sa mai­son, — passé proche, où sa ten­dresse filiale se plait à ressusciter, par le truchement du mystérieux Pantazi, la douce image d'une jeune mère fantasque, rieuse et chérie tendrement; le passé d’au­tant mieux qu'aucun lien vivant ns I le rattache à l'avenir. Après Ion Luca il y eut Mateiu Ion- Mais [ Mateiu Ion n’a pas de liens avec la vie. étant le dernier de sa maison —- et pleinement conscient d'être ce dernier, pleinement conscient aussi de ce que être le dernier d’u­ne belle lignée veut dire. Pourtant s’il lui déplut de pein­dre ceux dont il partagea la vie au jour le jour, nous n’en trouvons pas moins des évocations dans ses écrits ,des évocations qui sont à la réalitée toute nue ce que la minia. ture persane est à la photo. Rap­prochons ,sous ce jour, les souve­nirs sur cette fantasque princesse Ganta qui voyageait accompagnée de ses musiciens, le merveilleux ré­cit qui a titre ,,Remember" et où il semble flotter perpétuellement comme un air de Bach, de ce que la correspondance Caragiale - Zarifo­­pol nous révèle sur la musique à laquelle on sacrifiait chez les Ca­ragiale. Comparons également l'a­mitié serrée qui unissait le grand satirique au critique éminent sans que pour cela ils se départis­sent dans leur relations du ton d'une déférente courtoisie, de celui qui règne dans les relations entre Pantazi, Pasadia Magureano et 1e Conteur des „Craii de Curte Ve­che”. Ce n’est rien — et c’est tout. On ne saurait mettre un nom sous aucune des figures sur­­gies sous le pinceau d'enlumineur de Mateiu Caragiale, on pourrait défier n’importe qui de le faire. Pourtant l’atmosphère y est, vraie quoique à peine saisissable — de même que l'authentique atmosphè­re mondaine de 1900 se retrouve dans certaines pages de son roman inachevé „Sous le sceau du Be­eret”. C'est là encore que réside le charme des écrits de Mateiu Ion Caragiale. Ils rendent des êtres non asservis à le réalité une am­biance de choix, d'un éclectisme presque irréel, mais auxquels il est pourtant impossible de refuser l’authenticité, ___ ... ^ Comment s’y prit-il? En se détournant simplement d’une société qui l'écoeurait, en en forgeant une autre, faite de sou­venirs, de préférences et d’obser­vation, en magnifiant le passé, son passé à lui, puisque le sont lui avait refusé de survivre dans des rejetons de chair, avant de s'en­gager sur l’âpre route de la mort­ es IDOMA TUPOR MATEIU ION CARAGIALE <£?HAn oa!Gwî|e(LYÂ WessL par Matei Ion Caragiale pour son roman Lut tea Veche , „Craii de la Chronique des Théâtres (Suite de la page I) naturel et de simplicité, contre une assurance factice qui vient d’un détail physique. La force de Dacian réside, à l’jn­­star de Samson, dans sa barbe. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il re­présente, lui vient d’elle. Ancien escroc, il a obtenu une situation nouvelle grâce à elle, toute la sot­tise, la suffisance humaine et sa mesquinerie trouvent en elle son apanage. Privé de sa ban be, Dacian n'existerait plus. Ce sont cependant des êtres comme lui, tout en sur face, qui ont instauré te confor­misme, qui ont détruit la joie de vivre et ia bonne volonté, ce sont eux qui veulent anéantir la fantai­sie parce qu’elle ne se plie pas à leur suffisance et parce qu’iia ne peuvent lui en imposer. Or, pour que les quatre cheva­liers de l’auteur puissent en quel­que sorte être viables — ils de­vaient surgir de la légende de nos souvenirs, nous rappeler notre pro­pre vie de collège, nous replonger dans une atmosphère qui est la source profonde de notre mélanco­lie. Ancrée en nous, tous nous por­tons la nostalgie de l’époque où sans entraves et sans soucis, nous pouvions donner libre cours à notre fantaisie, être ses esclaves avant de lutter pour devenir ses maîtres Ce n’est pas seulement l’idée de ia pièce de M. G. Ciprian qui est profonde, intéressante et neuve, c’est sa réalisation. Ne pas tomber dans l'arbitraire, pouvoir tenir sans cesse la corde entre les farces amusantes et la philosophie pro­fonde. garder un équilibre, ne ja­mais' être ennuyeux, ne jamais pontifier, garder un juste milieu, était tâche paesque impossible à accomplir. Le talent fin, nuancé, la profonde connaissance du théâ­tre, l'habileté d’éviter toute ficelle, la surprise continuelle du specta­teur, ont permis à M. G. Ciprian d’écrire, de créer et de mettre en scène une de ces oeuvres qui dé­passent de beaucoup ia compré­hension, le niveau et, Je cadre corn tempo rains, Les acteurs n'ont pas cherché leur propre succès, par leur homogé­néité ils ont voulu seconder parfai­tement la création de l’auteur qui ne permet pas d’affirmation per­sonnelle, ni d’éclat particulier. Il faut leur savoir gré d'avoir compris et d’avoir renoncé à une gloire éphémère pour s’incorporer à la pièce même. Cela n’a pas empêché MM, Baltateano, Fintesteano, Ma­nu et Balaban, les „quatres cheva­liers de la fantaisie” de faire une création très sensible, vécue, natu­relle, exempte de tout artifice. Il n’était pas facile d’être en même temps jeune, sensible, pondéré et fou, dans un rôle écrasant, M. Bal­tateano n’en fut pas écrasé, bien au contraire. Les rôles épisodiques furent te­nus avec conscience. Madame Mary Voluntaru campa une Aglaé que l’on ne pourrait plus concevoir au­trement, Nous ne trouverons pas de paro­les pour exprimer toutes nos louanges, mais nous pouvons dire que rarement meilleur spec ele fut présenté et que le premie: „ Le tient de la lignée, des Pirana ANA MARIA TUDURT

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