Le Moment, Janvier 1940 (Année 8, no. 1450-1472)

1940-01-01 / no. 1450

I BUCAREST 8 me ANNÉE No. 145© BUCAREST 2 rue ARIST. DEMETR1ADE Rédaction, Adminutratioa Tél. 5.! 9.91 ■ Imprimerie et Ateliers de Photôgysvœs'« «Le Moment" 2, ruo Ans*. Demelriade. Té!. 5.89.91 B DIRECTEUR: ALFRED HEFTER Propriétaire : ï/e Moment S. A, T«** portai# •eemftie «a e*p&é.m e^ntormement- B’oirdp« N©; 24. 939 de la Di?eeti©a Géaezale Po J0 X« g PAGES 3 U* isacssê Wa MgS»!?« Se. pahMeatfesi« StS Xïsbb-eTUrov» soaj la No. 243/8938« REVE DE CLERC Nos lecteurs trouveront — croyons-nous — une coïncidence vraiement heureuse de pouvoir lire l’article de notre éminent colla­borateur M. Julien Benda, le lendemain même du jour où ils ont appris la teneur du discours pronor.cê au Palais Luxembourg par M. Edouard Daladier, discours dans lequel le Président du Conseil français, ne parlant plus d’une „alliance franco-britannique” mais bien d'une „union complète anglo-française” ouverte à tous les E- tats qui donneront des garanties matérielles positives de s’opposer désormais „à la réédition d’événements comme ceux dont nous souffrons aujourd’hui” a annoncé ,,une Europe nouvelle où les dif­férents pays seront rapprochés par des liens fédératifs”. Le rêve de clerc, le rêve de Benda quitte ainsi le domaine de l’irréel et s’engage dans la voie de la réalisation, franchissant déjà le seuil de la première étape, celle où les hommes d’Etat commen­cent à parler et à envisager les possibilités de le traduire sur le terrain pratique L’article de M. Benda a une adhérence d’autant plus évidente, avec l’actualité qu’on y trouvera énumérés tous tes défauts de la S. D. N. qu’il faudra corriger et toutes les fautes commises dans son sein et qu’il faudra désormaisêviter. L’échec de la Société des Na­tions est le désabusement le plus amer que l’âge moderne aura in­fligé au clerc. Pour le mesurer, je dirai l’espoir que j’eus l’ingénuité de nourrir au lendemain du traité de Versailles et à l’annonce de cet Institut: création d’un organisme supernational, c’est-à-dire indé­pendant de toute nation particu­lière, chargé de réprimer tout acte de violence qu’une nation com­mettrait à l’égard d’une autre, voire à l’endroit de ses membres dans l’intérieur d’elle-même, et d’une manière générale, notamment en ce qui regarde la répartition des biens du globe, de faire régner entre les peuples, autant que pos­sible, des rapports de justice; -— cet organisme, élu par les natiovs contractantes, serait de leur part et à l'avance l’objet d’une abso’ne confiance morale, au point qu’elles devraient, sur son ordre, se lever en armes contre la nation jug'e par lui coupable de violation du droit, même si elles ne partagent pas entièrement et unanimement son sentiment à l’endroit de cette nation: —- cet organisme, exempt de toute possession de territoire et, par définition, de tout intérêt tem­porel, ne tirerait de son action contre l’injuste aucun bénéfice per­sonnel et n’en concéderait aux na­tions victorieuses qu’antant qu’il l’estimerait conforme à la justice. Mon rêve était, en somme, celui de la Papauté du Moyen Age, tel qu’il a été formulé par Thomas d’Aquin, où le Prince justicier, bras séculier de l’Eglise, agit comme un magis­trat (minister Dei) sous la juri­diction duquel tombe de droit l’E­tat impie, et auquel son action ne doit rien rapporter. Mon rêve échoua exactement pour les mêmes causes que celui des clercs dsu XHI-e siècle. D’abord la Société des nations n’a pas montré l’indépendance qui devait constituer son essence. In­féodée à de grands Etats, qui com­mirent autrefois les faits de rapi­ne qu’ils reprochent aujourd’hui à d’autres, elle a fourni à ces der­niers des arguments apparemment valables peur récuser son magis­tère en fait de moralité. Reste à savoir si ces Etats admettraient un organisme supernational rigoureu­sement indépendant qui pourrait donc, s’il le trouve juste, se tourner quelque jour contre eux. On peut répondre qu’ils ne l’admettraient point, du moins pas tous. Ceci nous mène à la seconde cause, de beau­coup la plus grave. JULIEN BENDA (Suite page 2) DE PICADYLLY A BUCAREST Les rapports économiques entre le Reich et te Sud-Est européen vus deLondres Londres, décembre 1939 L’homme d’Etat an­­glais se prononce diffi-Mï ldm. cilement sur un Pr°blè­­fSfä&HS. me politique sans con* suiter au préalable les experts économiques et les rap­ports des spécialistes. Lorsque j’avais demandé un jour à un directeur de service âu Fo­reign Office, préposé aux affaires du Sud-Est européen (il est actuel­lement représentant de la Grande Bretagne à Sofia) ce qu’il pense des possibilités d’organiser un Bloc Balkanique, il m’a répondu: „Je ne connais pas exactement la situation des routes ni les derniè­res données du problème monétaire et celui des prix dans les Balkans”. Pour bien connaître les rapports possibles et le développement que pourraient prendre les relations ê­­conomiques entre le Sud-Est de l’Europe et l’Allemagne, nou3 al­lons essayer d’analyser les disponi­bilités des pays balkaniques par ar­ticles, afin de les comparer aux né­cessités du Reich pour les mêmes chapitres. Le déficit de l’Allemagne en cé­réales est d’environ 4 millions de tonnes, dont 2 millions de tonnes de maïs et environ 1.200.000 tor.» lies de froment. En supposant que l’excèdent en froment soit de : Hongrie 300.000 tonnes Yougoslavie 300.000 tonnes Roumanie 1.000.000 tonnes Bulgarie 190.000 tonnes Total 1.790.000 tonnes Cet excédent atteint la limite su­périeure du disponible à l’exporta­tion, d’où il faut soustraire les quantités nécessaires à la Grèce, environ 500.000 tonnes et à 1 Au­triche environ 230.000 tonnes. Cela veut dire qu’à l’intérieur même du Sud-Est de l’Europe, il faut aban­donner pour les nécessités immé­diates 730.000 tonnes. Le solde se trouve engagé dans une proportion de 30 à 40% envers l’Italie et les autres pays méditer­ranéens. Il résulte donc que dans le meil­leur des cas, quels que soient le prix et les conditions du troc, le Reich pourrait importer du Sud- Est environ 600.000 tonnes de fro­ment à condition que la récolte soit normale et que la paix règne dans cette partie de l’Europe, afin que les paysans puissent ensemencer et cueillir tranquillement leur récolte. Pour bénéficier de ce grand a­­vantage en fait de ravitaillement, l’Allemagne a tout intérêt à veiller à ce que les tensions locales ne persistent pas, de manière que la production et les transports ne soient pas désorganisés. Pour le maïs, le disponible le plus important se trouve en Yougosla­vie et en Roumanie, environ 1 mil­lion 200.000 tonnes. Mettant les choses au mieux, le Reich pourrait en importer environ 25% de besoins normaux. L’excédent de la Hongrie et de la Bulgarie n’arrive même pas à couvrir même la moitié des besoins de l’ancienne Autriche. En fait de bétail, le déficit nor­mal du Reich est d’environ 1 mil­lion 500.000 têtes par année (y compris l’ancienne Autriche). La Hongrie, la Roumanie et la You­goslavie ont une capacité moyenne d’exportation totale de 600.000 tê­tes. Cette quantité est engagée dans une proportion de 60% par les pays méditerranéens et par l’Occi­dent. En faisant un très grand ef­fort, l’Allemagne pourrait donc couvrir 20% de son déficit normal. Toutes ces suppositions sont ba­sées sur la production moyenne de l’Allemagne en temps normaux. En réalité il serait impossible qu’un pays en temps de guerre, a­­yant au moins 10.000.000 hommes mobilisés pour des besoins stricte­ment militaires, au front et dans les usines, puisse entretenir les champs et le cheptel, comme en temps de paix. Il faut donc compter sur un dé­ficit beaucoup plus grand dans la production agraire intérieure. Ah. de BERKELEY (Suite page 2) Le 30 ^cembre 1939 A la veille de Fannée 1940, T Eu­rope ss trouve déjà à la lin des quatre mois de guerre. A la même époque, en 1914, les armées allemandes avaient occupé un important secteur du territoire français, et une bonne partie de la métallurgie de ce pays, se trouvait entre les mains de Farmié d’occu­pation. Les experts allemands avaient calculé que de os fait la France perdait 60.000 ouvriers métallur­gistes sur 112.000. La France a­­bandonnait 40% de ses ressources en charbon; 80% de ses ressour­ces en coke. Elle perdait 90% de son minerai de fer; 80% de ses res­sources en acier; 70% de ses res­sources en fonte; 80% de son ou­tillage. A analyser le contenu de ces chiffres et à réfléchir sur la pro­portion du désastre, on en serait à se demander si le calcul était exact. Sept ans après, en 1921, Mr. An­dré Tardieu, le confirmait. Toutefois les historiens donnent des précisions invraisemblables sur la production des armées qui ont succédé à (occupation de toutes les usines et mines se trouvant à la lisière de la frontière. On sait que la France a com­mencé la guerre avec 3696 canons de 75, et que malgré des pertes im­pressionnantes, elle en avait à la fin des hostilités, 6555. Elle avait au début de la guerre, à peine 300 pièces de gros calibre, pour arriver à la fin de la guerre, en dépit de tout à en posséder en­viron 6000. D’ailleurs, toute son artillerie lourde avait augmenté dans une proportion de 2000%. Faut-il rappeler encore que tout le disponible en obus se montait a 5 millions, et qu’à la fin des hosti. lîtés, la production mensuelle mar­quait 9.000.000 d’obus? Malgré la destruction que les Allemands évaluaient à 80% de Foutillage et de usines? Au début de la guerre, la France produisait 62 avions par mois et à la fin de la guerre, elle en produi­sait 2000 pendant le même laps de temps. Le même effort prodigieux a été réalisé dans tous les domaines de la production. Comment ce miracle s’était-il produit? Les guerres modernes sont des guerres de ressources, et non seu­lement de poitrines et d’intellignce. Derrière la France, il y avait en 1914 et 1919 bloquées et mobili­sées les réserves du monde en mé­taux, en minerais, en outils, en or. Dans le remarquable ouvrage du colonel Léonard P. Ayres de Far­inée américaine „The wax with Germany” on peut lire que la pro­duction de fusils d’avril 1917 à no­vembre 1918 a été en Grande Bre­tagne et aux Eatts Unis, de 5 mil­lions. Pendant la même période il a été fabriqué 400.000 mitrailleu­ses et environ 7 millions de muni­tions pour fusils et mitrailleuses, 1 milliard de livres de poudre sans fumée et 1 milliard de livres d’ex­plosifs. Et dire que la guerre de 1939 a commencée avec une production qui dépasse souvent les limites auxquelles on était arrivé à la fin de la guerre précédente. Toutefois, la France, qui en no­vembre 1918, a pu compter à elle, seule 1.364.000 tués, 740.000 muti­lés et 490.000 prisonniers, a pu an­noncer à la fin de la première pé­riode de la guerre actuelle, 1.400 morts. Il y a une conclusion à tirer: Iss chefs des armées et des peupJes se sont rendu compte que dans cette gigantesque guerre de matériel, la vie des hommes est moins décisive que la quantité des ressources. Il n’y aura jamais assez d’hom­mes pour pouvoir résister à la puissance destructrice, sans limi­tes, de la matière déchaînée, des explosifs en action. On fait la guerre, on dépense les richesses, toutes les richesses, mais on épargne les hommes. A suivre cette voie, on est en droit d’espérer de finalement ob­tenir la victoire par des calculs mathématiques sur la supériorité de résistance et de ressources, sur le rapport des forces, sur la proba­bilité du succès, po-ur déterminer les conditions et en même temps les raisons de la paix. Les lois de la guerre moderne sont devenues très dures pour ceux qui essaient de déclencher leur au­tomatisme. Une fois en guerre, les peuples doivent apprendre qu’en plus de leur courage, de leur capacité de sacrifice, de leur abnégation et des restrictions innombrables aux­quelles ils se plient, il faut compter sur le terrible inconnu qui guette toujours les héros dans le gouffre infini de la matière organisée par Fîntelligense et dirigée par la seien, ce contre ceux qui veulent la mé­priser. ALFRED HEFTER Outre nos articles spéciaux de Paris et Londres, nous avons commencé ces derniers jours la publica­tion d'une série de correspondances de ZuricL et de La Haye dont l'intérêt documentaire a été vivement .Apprécié par nos lecteurs. Pour les premiers jours de janvier J940 „Le Mo­ment" annonce également une correspondance régu­lière d'Istanbul et Ankara de deux excellents journa­listes de la République amie. L’ANNÉE 1940 (apercevant la Paix et la Prospérité). —» „Soyez mes bonnes fées!”. LTTNBÎÏ JANVIER 194« 1940 Que sera l’année qui, timide, frappe aux portes de l’avenir ? Cet­te époque où la force prime le droit, nous donnera-t-elle l’aube apaisante de la paix où laissera-t­­elle encore suspendu le glaive sur nos têtes, pour nous faire frémir d’horreur, de peur et d’inquiétude? Personne, en cette dernière nuit, ne regrettera l’an fatigué qui s’en va, ensanglanté, criminel et men­teur. Il emporte dans son linceul toutes les vies qu’il a sacrifiées, les gémissements et les pleurs des es­poirs abandonnés. Pourtant, il nous avait promis une ère magnifique d’entente, d’harmonie et de compréhenion. A- près septembre 1938, il était là, tout neuf de toutes nos croyances, joyeux de notre gaîté. Mais il fut traître, car il nous fit croire que la guerre était bannie et il nous donna la guerre. Il nous fit croire que l’indulgence pouvait rendre aux hommes la bonté, et il nous enleva l’indulgence. Il nous fit croire que la bonté pouvait a­­doucir tout esprit de malfaisance, et il nous fit regretter notre bonté. Année qui arrive, nous ne cro­yons pas en toi. Aucun espoir, au­cun rêve n’est suspendu à ta robe blanche d’innocence. Nous ne te demandons rien, car nous ne dési­rons rien. Nous n’avons, tous, qu’une seule volonté, mais nous ne la formulons plus, inquiets, su­perstitieux, faibles devant le des­tin. Si les verres s’entre-choquent et si, encore, le champagne pétille, ce n’est pas parce que nous avons be­soin de fêtes et de joie, c’est uni­quement l’appréhension de ton iné­vitable arrivée. Nous sommes sûrs d’avance que tu nous décevras, quoique tu ne sois encore fautif en rien. Nous devinons que tu ne nous apaiseras pas, et, pourtant, tu ne nous as en­core rien promis. Notre haine pour ce qui fut se déverse sur ce qui sera, et cela assombrit même les rêves qui, dans nos esprits simples, gardent leurs droits. Cela nous enlève les for­ces tyranniques de l’espérance. Toi aussi, année qui vient, tu as de quoi nous en vouloir avant de nous connaître. ’Tu arrives sur des ruines, comme un rédempteur ou comme un bourreau. Tu nous vois malheureux et tu ne sais pas si nous désirons le bonheur. Il te res­te à déblayer tous les décombres. Seras-tu assez bon maçon pour bâtir avec nos espoirs déçus, nos rêves impuissants et nos coeurs sanglants cet édifice magnifique et solide qui s’appelle la Paix? Tu l’ignores, hélas! Et nous l’ig­norons aussi! Pourtant, malgré­­tout et malgré nous, an neuf, nous te faisons confiance. Certes, c’est une confiance ulcé­rée, pleine de restrictions et d’ar­rière-pensées, dans laquelle plus souvent pointent les larmes que le rire, mais c’est là tout ce que ijous pouvons t’offrir. C’est tout ce que l’on nous a laissé. Cest tout ce qui nous reste. Garde-la telle que nous te l’of» irons, ne la morcelle pas, ne dé­truis pas, n’essaie pas de l’amoin­drir. C’est ce que nous te deman­dons. Et si, par ailleurs, tu peux ap­porter dans nos vies un éclair d’a­paisement, béni sois-tu, an neuf, de ce pauvre bonheur que nous n’o­sons plus espérer... ANA MARIA TUDURÏ

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