Revista de Etnografie şi Folclor, 2015 (Serie nouă, nr. 1-2)

2015 / nr. 1-2

92 2 Jérôme Thomas de véritables «hommes sauvages» ou plus précisément des cas d’ensauvagement d'hommes qui, après leur naissance, auraient été privés de contacts avec leurs semblables et vécurent hors de la communauté humaine. Ils ne purent donc être socialisés. Ces hommes glissent alors progressivement vers l’animalité. Ils survivent en marge de l’humanité et ébranlent les certitudes sur la nature humaine2. Comme le remarque l’historien Hayden White, il est toujours «associé [...] aux lieux reculés - déserts, forêts, jungle, montagnes - ces espaces qui n’ont pas encore été domestiqués»3. Nous pouvons citer la célèbre description - très souvent reprise - de Richard Bernheimer qui rédigea en 1952 l’ouvrage de référence sur ce thème: «C’est une homme velu, composé de traits humains et de traits animaux, sans cependant descendre jusqu’au niveau du singe. 11 montre, sur une anatomie humaine nue, une forte pilosité, laissant découverts seulement son visage, ses pieds, ses mains, parfois ses genoux et des coudes, ou la poitrine de la femelle de son espèce. Souvent, cette créature se montre traînant une lourde massue ou un tronc d’arbre»4. Cette image traverse le temps et l’espace. Son existence remonte à l’Antiquité et il partage l’imaginaire occidental avec les sirènes, cyclopes, monstres acéphales et anencéphalie et autres cynocéphales jusqu’à la fin du Moyen Age, voire la Renaissance dans la littérature, les récits hagiographiques ou de voyages ou le théâtre courtois5. C’est «un topos de la littérature médiévale» d’après Patrick Del Luca6. Le sujet est bien connu et étudié pour l’Europe7. Mais si l’on s’intéresse aux représentations de ces hommes sauvages dans l’Amérique espagnole et à leur lointaine origine, guère de travaux sont à notre disposition8 9. Il existe peu de contributions en français qui développent de manière exhaustive cette thématique contrairement aux études anglo-saxonnes4. Jean-Paul Duviols est l’un des rares qui ait abordé le sujet10 1. On peut également citer François Gagnon11. Duviols étudie 2 Van Duzer 2013: 387-435. 3 White 1972: 7. 4 Bernheimer 1952: 1. 5 Bernheimer 1952: 12 et suiv.; Dudley, Novak 1972; Husband, Gilmore-House 1980; Bartra 1994; Williams 1996; Kappler 1999; Stahl, Tourame 2010: 1716-1724. 6 De Luca 2008: 67-82. 7 Outre l’étude classique de Richard Bernheimer, il existe de nombreux travaux sur des sujets spécifiques comme la représentation de l’homme sauvage dans les Alpes: pour un tour d’horizon bibliographique sur ce thème, cf. Pouvreau 2010: 27-44. 8 Kinser 1995: 144-160. 9 Cf. Robe 1972: 39-53; Williams 2012: 1-178; et surtout Mason 1990. Dans cet ouvrage, Mason montre comment l’Europe, face à cet Autre si étrange, projeta sur lui ses représentations héritées de l’Antiquité. 11 met en lumière que les hommes sauvages eurent une fonction de médiation très importante dans les premières décennies qui suivirent 1492. Sa thèse est que «l’Amérique faisait déjà partie de l’imaginaire européen comme vision déformée des réalités extra-européennes, et ce, avant même sa découverte» (Thomas 2013: 114). Il s’appuie sur cette idée pour montrer une «déconstruction de l’Amérique» selon le concept développé par Derrida. Il fournit une très belle illustration d’une lecture des représentations par le mythe. 10 Duviols 1986; idem 2006. 11 Gagnon 1975: 81-103.

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